Vers la fin du XVIIIe siècle, les divers éléments de la population avaient pris de la cohésion, le Peuple Vaudois existait. Le joug commençait à lui paraître pesant; il se sentait quelque capacité à se passer de maître et il releva la tête.
A Oron, comme dans le reste du pays, l'autorité de Berne n'était plus respectée comme jadis. Dans les deux auberges du village: l' Ours (disparue en 1861) et la Maison de Ville ou la Croix Blanche, se rencontraient les patriotes. Le souffle révolutionnaire parti de France venait ébranler les esprits jusqu'à Oron. De nombreux pamphlets pénétraient de France dans le pays malgré la surveillance de la police bernoise. De Paris Frédéric-César de LA HARPE ne cessait d'engager ses compatriotes à la révolte; son «Essai sur la constitution du Pays de Vaud»(1796), était par endroits, un véritable appel aux armes. Les Vaudois, ainsi sollicités, commencèrent à s'agiter et bientôt, se déclencha, l'action des patriotes.
Face à cette situation, Berne manqua d'énergie et ne sut, ni prévoir, ni conjurer la tourmente qui emporta sa domination en apparence si massive et si stable.
Détail du tableau des baillis bernois, placé dans le vestibule du château
C'est au château d'Oron, sous la conduite d'un jeune bernois, Karl-Jakob Durheim, arrivé au printemps 1797, en qualité de précepteur du fils du bailli Jean-Rodolphe de Mulinen, que nous allons entrer. Dans les mémoires qu'il a laissés, il relate, en témoin attentif, le déroulement de la vie au château à la veille de la Révolution vaudoise. Mais laissons-le conter :
«... à mon arrivée à Oron, quelques émigrés français habitaient dans de petites chaumières, pas loin d'ici. Parmi eux, notamment le Chevalier de Lagarde. M. le Bailli les soutenait et les invitait au château de temps en temps. Dans leurs modestes habitations on les rencontrait vêtus de pauvres vêtements et sabots; quand ils venaient au château, ils portaient les habits de cour, bottes et éperons, et le Chevalier de Lagarde, une décoration du roi Louis XVI; ils avaient alors le verbe haut, on se croyait à la cour de France. Leur comportement hautain, mais selon moi, plutôt le refus de pourboires à cause de l'absence d'argent, les rendaient odieux aux serviteurs. C'était surtout le cas avec le cocher, qui devait souvent seller le cheval de M. le Bailli pour le Chevalier de Lagarde. Un jour un cas imprévu se produisit qui aurait facilement pu prendre une fin tragique. Le Chevalier était en train de sortir à cheval, quand avant d'être passé par la porte du château, l'animal se cabra, lança des ruades et jeta le cavalier, d'habitude habile, rudement sur le pavé de la cour, de sorte qu'il fut obligé de se faire emporter et ne put pas revenir au château pendant une longue période. On attribua la faute au cocher; celui-ci lui aurait joué ce mauvais tour. Parmi ces émigrés, il y avait aussi le fameux harpiste Marin, qui plus tard sera remarqué à Hambourg à cause de sa virtuosité exceptionnelle. Il donnait des leçons à l'épouse du bailli. Il était modeste, très sympathique et je n'ai jamais entendu quelqu'un jouer de ce bel instrument avec une telle perfection. Quand il jouait, en présence de beaucoup de monde rassemblé dans un péristyle, dans l'autre péristyle vis-à-vis, à l'autre extrémité du jardin, entouré de lumières, on aurait pu affirmer que la musique était exécutée par un orchestre entier; il imitait tellement tous les instruments à s'y méprendre. J'ai toujours gardé l'impression de ces concerts en mémoire. Avec la famille de Mulinen, je faisais de temps en temps, d'agréables sorties au bord du lac de Bret, ainsi que des visites aux baillis d'alors: M. Franz-Rudolf de Weiss à Moudon, M. Louis de Büren à Lausanne, M. Beat-Emmanuel Tscharner à Vevey, où nous étions partout bien reçus. En automne 1797, j'assistai à la magnifique Fête des vignerons à Vevey, où Michu, le célèbre maître à danser connu partout, représentait Hercule.
La politique du village (J.-B. Madou)
A l'époque, où les fermentations avaient commencé dans le Pays de Vaud, j'accompagnai M. le Bailli à Moudon, où M. le Bailli de Weiss passait des troupes en revue. Il les exhorta à la loyauté, mais hélas, trop tard; on le railla, les Vaudois lui désobéirent, et nous jugeâmes bon de rentrer à Oron. ...»
Durheim, signale aussi l'influence de ces événements sur son destin.
«... Le général Bonaparte, venant de Milan et allant en hâte à Rastadt, passa par Lausanne le 22 novembre 1797 et par Berne le jour suivant. A cette époque les genevois étaient en révolte et la fermentation gagnait le pays de Vaud. A partir de janvier 1798, la révolution éclata entièrement. On planta des «arbres de liberté» partout et les baillis bernois étaient obligés de prendre la fuite très vite...» A Oron, le bailli de Mulinen, s'était concilié l'estime et le respect de ses administrés par son caractère affable et plein de bonté. Le comité révolutionnaire d'Oron délégua trois de ses membres : MM. Etienne Jan, qui fut plus tard conseiller d'Etat; Abram-Frédérich Demiéville et Frédérich-Samuel Pasche, afin de signifier à M. le bailli sa déchéance et l'inviter à quitter le château. La mission des trois délégués n'était pas facile. Ils s'en acquittèrent avec courtoisie; le bailli les reçut avec une bienveillance résignée et coupant court aux précautions oratoires de M. Jan qui portait la parole : «Depuis quelques temps, dit-il je m'attendais à ce qui arrive aujourd'hui; je quitte la contrée en faisant des voeux pour sa prospérité et j'espère que mon départ pourra se faire sans danger pour les personnes de ma maison».
«... M. le Bailli de Mulinen partit à Fribourg avec sa famille et ses domestiques, laissant tout son avoir sous la garde du courageux receveur, le brave Voruz et de la mienne. L'adieu d'avec ses fonctionnaires et les notables, qui l'accompagnèrent un bout de chemin, fut émouvant; les larmes aux yeux ils remercièrent M. le Bailli pour tous ses bienfaits et le prièrent de ne pas les oublier.
A peine étions-nous rentrés, eux au village et nous, mon ami Voruz et moi, au château, qu'on planta un «arbre de liberté» devant le château, avec une inscription révolutionnaire composée par le maître d'école, Pernet, qui avait joui de tant de bienfaits de la part de la famille de Mulinen et avait même reçu un bon salaire comme précepteur de mon élève, mais qui se comportait comme un furieux Jacobin, ingrat. Il saccagea la cuisine et la cave avec d'autres coquins. C'est avec beaucoup de peine et en déployant une grande énergie que mes amis Voruz, Gabriel-Frédéric Jan de Châtillens, secrétaire baillival, et le docteur Mellet d'Oron ont réussi à empêcher d'autres rapines; ils firent aussitôt occuper le château par des hommes de troupe et des officiers braves et probes.
Qui ne voulait pas s'attirer des offenses devait porter la cocarde verte ordonnée par Lausanne. Comme Bernois, je m'opposai à cette exigence, mais je fus bientôt conduit devant le comité révolutionnaire à l'auberge du village d'Oron, où le président Pernet, était assis sur une chaise juchée sur une table et se répandait en injures contre les baillis tyranniques et le gouvernement de Berne en ma présence. Il me menaça aussi, mais bientôt la situation , qui d'ailleurs ne m'inquiétait pas du tout, changea: J'aperçus dans la salle à boire, comble, quelques hommes probes qui, en cas de besoin, m'auraient aidé. A ce moment entrèrent plusieurs de mes amis, parmi eux notamment, Voruz, les frères Jan et encore quelques connaissances, qui avaient été informés de mon arrestation, et firent savoir à ces Sans-culottes ivres qu'ils me prenaient sous leur protection, et que la moindre offense serait punie et qu'ils l'auraient fait savoir au Comité central, alors sous la présidence de Glayre. Ceci fit son effet, mais aussi la vue de quelques bouteilles de vin, que je fis mettre sur la table, sur le conseil d'un de ces amis. Accompagné par mes amis, je retournai alors sans encombre au château, entrai par une porte de derrière, dont j'avais une clé et allai dans ma chambre, où je me tins tranquille pendant la première tourmente, et je mangeai chez mon ami Voruz.
Quelques jours après, je reçus de la part des aimables jeunes filles d'Oron, de Châtillens et de Palézieux, avec lesquelles je passais auparavant des agréables soirées les dimanches, une cocarde verte faite par elles, avec la supplication de ne pas la mépriser, pour éviter d'autres ennuis. Je n'hésitai pas à la porter, mais plus tard, je l'abandonnai sur le territoire fribourgeois.
A cause d'une grande persévérance de Voruz et des braves notables, le Comité central de Lausanne accorda l'autorisation d'emporter librement tous les biens meubles de M. le Bailli de Mulinen. Le jour suivant, je fus agréablement surpris par une décision de la commune qui mettait gratuitement à ma disposition le nombre nécessaire de chariots attelés avec cochers pour emporter tous les biens sauvés de la famille de Mulinen à Fribourg. On commença vite à tout emballer et le soir même, très tard, je partis d'Oron, accompagné par une escorte. Arrivé à Rue, le Bailli fribourgeois, Joseph-Nicolas-Albert de Maillardoz, menacé par le Comité Révolutionnaire de Moudon, de voir son château réduit en cendres s'il laissait passer les biens du bailli bernois, nous refusa le passage. Je fus donc obligé de retourner à Oron, la nuit même avec tous les chariots. Les autorités d'Oron, indignées par cette conduite, envoyèrent, le lendemain matin, un exprès à Lausanne, avec une lettre au Comité central, mentionnant cet incident. Déjà dans l'après-midi arriva la réponse; le Comité central donnait l'ordre à Moudon de ne pas mettre d'obstacle au passage à Rue et d'en informer le Bailli de Rue. Ainsi, je pus repartir la nuit même avec tous les chariots sans problèmes. Le lendemain matin, j'arrivai à Romont, où on était aussi en train de planter un «arbre de liberté». Mais on ne m'incommoda pas et j'arrivai bien à Fribourg. Le revoir et l'accueil de la famille de Mulinen est indescriptible. M. le Bailli, son épouse et son fils qui croyaient avoir tout perdu, retrouvent leurs biens et me saluèrent, les larmes de joie aux yeux. Les conducteurs des chariots retournèrent à Oron avec une grande récompense. Les supérieurs de la paroisse d'Oron et notamment le brave receveur Voruz avaient certainement laissé un bon souvenir à la famille de Mulinen; car c'était surtout à eux qu'ils devaient le sauvetage de tous leurs biens...
Au-dessus de la barbacane
Le peuple devenu libre s'empressa de faire disparaître les couleurs et les armoiries de LL.EE. Il martela avec un soin jaloux l'ours qui se dessinait sur tous les édifices de l'Etat. A Oron, la barbacane, première fortification du château, porte au-dessus de l'entrée, l'écusson mutilé de Berne. Plus loin, dans la cour intérieure, un cartouche de style baroque, aux trois armoiries martelées, surmonte une jolie fontaine en pierre de Saint Triphon qui rappellent la présence des «Très Nobles, très Magnifiques et très Vertueux Seigneurs Baillifs» Béat-Ludwig Thorman, nommé bailli en 1740 et Ferdinand de Watteville, nommé en 1746, qui exerçaient le pouvoir au nom de Berne lors des importants travaux de transformation et de restauration effectués au château et terminés en 1749.
Au-dessus de la fontaine
Restait l'écusson de Berne, qui subit le même sort. Toujours dans la cour, côté salle de Justice, à hauteur des anciennes galeries, aujourd'hui fermées, se trouve encastrée dans le mur, une pierre qui porte deux armoiries, l'une chevauche l'autre. Dans la partie supérieure, on distingue le haut d'une fleur de Lys que l'on trouve également dans les armes de German Jentsch, premier gouverneur de Haut-Crêt à la sécularisation de l'abbaye et ensuite nommé bailli d'Oron, soit le premier en 1557. L'autre partie montre nettement, même martelée, la forme d'un soleil, les armes de Daniel Gatschet, bailli en 1611 ou de Nicolas du même nom , bailli en 1634 (d'azur à un soleil d'or).
Il est certain, que cette pierre se trouvait ailleurs, dans l'ancienne forteresse et qu'elle a trouvé une place de choix, dans la cour, suite aux nombreuses transformations effectuées dans notre château. Ceci reste cependant une simple hypothèse, encore à vérifier!
Le pays dans la joie éleva sur toutes les places, des arbres de liberté. A Oron-la-Ville, les patriotes poussèrent le zèle jusqu' à «passer en couleur l'arbre de liberté» en l'occurrence, un peuplier, pour faire plus vrai. Au château d'Oron, après le départ du bailli, c'est sous la conduite du régent Pernet qu'une troupe révolutionnaire monte la colline et vient planter, dans la cour même de l'ancienne résidence baillivale, un arbre de liberté.
Sur des anciennes cartes postales du début de ce siècle, figure encore, juste derrière la barbacane, ce témoin d'une période exceptionnelle de l' Histoire Vaudoise. L'arbre disparut vers 1930.
Si l'intendant, Louis Voruz (1765-1824), receveur à Moudon, député au Grand Conseil de 1803, inspecteur des ponts et chaussées, élu au Conseil d'Etat le 1er juin 1821 était un homme remarquable, il n'en était pas de même pour Emmanuel Pernet, régent d'Oron. En 1799, il se fera vertement remettre à l'ordre par le Conseil d'éducation, pour avoir donné pour tâche une apologie de la Religion naturelle (fondée sur les seules inspirations du coeur et de la raison).
On se plaint également qu'il néglige sa classe par suite de multiples occupations étrangères à ses fonctions. Il est concierge du château d'Oron, secrétaire de la Municipalité, fréquente les cabarets, est de toutes les bagarres, abandonne l'école et la confie à l'un de ses plus grands élèves. On lui reproche enfin, les maximes dangereuses sur la Religion, les principes destructeurs que Pernet semble vouloir chercher à répandre et à inculquer à la jeunesse confiée à ses soins.
Elisa Rossier
- Berner Erinnerungen aus der Zeit des Uberganges von Karl-Jakob Durheim. Verlag Stämpfli and Cie, Bern 1956
- La Contrée d'Oron par Charles Pasche (1895)
- Les écoles vaudoises à la fin du régime Bernois par Georges Panchaud BHV (1952)
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