Je me souviens encore d'un certain après midi du printemps 1936 où j'étais monté vers la petite maison que M. Miéville habitait dans un des hauts quartiers de la ville de Lausanne, et où l'on m'avait pour la première fois introduit dans son cabinet de travail, tapissé de livres, petit, avec un bureau qui occupait tout le milieu de la pièce et qui était encombré de papiers. Je venais lui parler d'un projet, dont M. Maurice Gex et moi avions déjà longuement discuté, et qui était né de la conjonction du souvenir des Entretiens de Pontigny, auxquels je venais d'assister l'année précédente, et de la vente du Château d'Oron.
Les Entretiens de Pontigny - que Paul Desjardins dirigeait dans le cadre de la vieille et magnifique abbaye cistercienne du XIIIe siècle et qui perpétuaient la tradition de "l'Union pour la Vérité", issue elle même du procès Dreyfus - dans des décades annuelles où les esprits les plus vivants de la littérature et de la pensée françaises se rencontraient pour débattre dans une entière liberté d'opinion les sujets d'ordre spirituel les plus urgents de notre temps, méritaient de susciter des imitateurs. Le château d'Oron, par son cadre: sa terrasse, sa bibliothèque, sa vue sur le paysage à la fois vaste et paisible que l'on contemple de ses fenêtres, que son propriétaire était obligé de vendre, semblait tout désigné pour fournir un foyer en Suisse romande à une tentative semblable aux Entretiens de Pontigny. Mais il fallait encore trouver l'homme qui, par son autorité intellectuelle et la probité de sa pensée, saurait être le centre d'entretiens de ce genre. C'est ainsi que nous nous adressâmes à M. H. L. Miéville
Bien que le projet que je lui soumettais fût loin d'être étudié à fond (les perspectives d'un foyer de ce genre en Suisse romande pouvaient paraître chimériques), M. Miéville acquiesça et accepta d'en prendre la direction. Après un certain nombre de démarches, les circonstances nous obligèrent à renoncer au projet complet, ou tout au moins à le renvoyer à beaucoup plus tard, projet d'un foyer où l'on pourrait au cours de l'année se rencontrer, s'entretenir, étudier dans un calme parfait, méditer, et nous jugeâmes qu'une rencontre annuelle de quelques jours serait tout ce que nous pourrions réaliser pendant les premières années Le groupe qui prit l'initiative des entretiens d'Oron, dont M. Miéville fut élu président, fut constitué le 30 mai 1936. En faisaient partie MM. André Bonnard, qui se retira quelques années plus tard, accaparé par son travail universitaire, Paul Bourl'honne qui, trop éloigné, démissionna, André Burnier qui nous fut enlevé par la mort, et les membres actuels: Jacques Freymond, Maurice Gex, Gilbert Guisan, David Lasserre, Marcel Reymond et le soussigné.
Ce qui, dans ce projet, avait séduit M. Miéville tout le premier, était qu'il représentait, face aux soumissions qui de plus en plus semblaient devoir envahir le domaine de la pensée, une affirmation de l'autonomie de la personne. Sans doute M. Miéville avait il déjà prouvé qu'il avait une conception claire des devoirs de l'enseignement libéral, et qu'il avait une autorité assez grande pour se faire entendre dans nos journaux et périodiques, mais, comme nous tous, il éprouva le besoin de créer un lieu de rencontre qui fût consacré expressément au maintien et au développement de la libre discussion, de l'entretien, du dialogue. Il s'agissait de créer en marge du cadre habituel de notre vie culturelle une tradition libre de toute compromission avec les intérêts qui tendaient de plus en plus à se partager le monde. Il s'agissait surtout de rendre au dialogue intellectuel le sens de la vie, et par cela même de hausser les problèmes que pose celle ci sur un plan commun, intelligible
Il est frappant de constater chez cet homme tout entier consacré au travail intellectuel, à la recherche de la vérité par la pensée, le besoin et la compréhension de l'incarnation, et, aussi, de l'expression artistique au sens le plus large du terme, celle qui implique tous les impondérables du cur. Il est rare de trouver chez un universitaire cette intuition des besoins de son temps et en même temps la fermeté d'esprit nécessaire capable de sauvegarder l'indépendance du jugement. Le texte qui annonçait la création des Entretiens d'Oron porte le sceau de la pensée de M. Miéville. Nous en donnons quelques extraits:
"... Comme le disait déjà Platon, c'est avec son âme tout entière qu'il convient de penser. Sans le dynamisme des instincts, il ne saurait y avoir ni volonté efficace, ni chaleur de conviction, mais pour qu'un progrès humain soit réalisé, il faut que l'instinct accepte la discipline de l'esprit qui veut l'ordre et l'harmonie... " et un peu plus loin " ... le problème qui fera l'objet des entretiens de cette année sera le problème de la culture. Ce n'est pas là un problème spéculatif et abstrait. Il touche à tous les domaines de l'activité humaine. Il pose avec plus d'acuité qu'aucun autre la question du sens de la vie et celle de la collaboration des hommes de bonne volonté qu'inquiètent les menaces présentes. A ces dangers nous ne croyons pas qu'il soit possible de parer en imposant un système autoritaire arbitrairement décrété, seule vérité salvatrice et qui dénierait ses droits et ses prérogatives à la pensée autonome. Dans le mépris de cette pensée, si répandu qu'il soit aujourd'hui, nous ne saurions voir un signe d'élection ni un signe de force. Etouffer la critique, la libre recherche et la libre création sous prétexte de maintenir l'ordre, c'est étouffer l'esprit, et c'est commettre une grave confusion des valeurs. L'ordre n'est jamais une fin en soi; il n'est bienfaisant et ne joue son rôle que s'il permet à la vie de développer ses multiples activités dans le cadre qu'il établit. " Telle est la base, établie par M. Miéville, des Entretiens d'Oron.
Le premier Entretien eut lieu le 21 septembre 1936. Par un temps magnifique, une cinquantaine de participants se réunissaient au Château d'Oron pour un entretien qui, commençant le samedi après midi, devait se prolonger jusqu'au lundi soir. Nous avions choisi cette époque de l'année, parce que cette date tombait sur le jour du Jeûne fédéral, et que, pour un certain nombre d'entre nous, le lundi était encore jour férié. Au cours des années qui suivirent, cette date fut maintenue, et nous établîmes la tradition de faire coïncider les Entretiens d'Oron avec le jour du Jeûne fédéral.
Nous vécûmes là de belles journées d'automne, d'autres furent pluvieuses et froides; mais dans la grande bibliothèque où les ors des reliures luisaient doucement dans la pénombre, par les jours gris ou ensoleillés, une atmosphère de sérénité permettait à chacun d'exposer ses conceptions devant des groupes d'auditeurs attentifs, fumant paisiblement leurs pipes ou leurs cigarettes, assis en demi cercle devant la grande table ovale derrière laquelle présidait M. Miéville, ou installés confortablement sur les bancs des profondes encoignures des deux fenêtres d'où l'on apercevait au loin les collines de la vallée de la Broye, et tout au fond, le Jura. Mais c'est le soir surtout que naissait la vraie intimité, quand on revenait prendre place après le repas en commun pris dans la salle des gardes, devant un grand feu de bois, et que des conversations particulières avaient fait naître des affinités. Deux lampes à pétrole répandaient une lumière douce, qui, ne pénétrant que faiblement dans les recoins de la salle, faisait, dans les contours indécis de l'ombre, surgir les visages comme des apparitions. Il y eut là, selon les années, et selon les sujets en discussion, des médecins (MM. E. Piotet, J. S. Cart, E. Gloor), des avocats, des juges (MM. Hans Huber, J. Carrard, A. Panchaud, L. Guisan, R. Piaget), des hommes politiques (MM. A. Vodoz, M. Jeanneret, E. Hirzel, A. Muret, P. Graber), des instituteurs (MM. E. Crot, E. Cardinaux), des professeurs (MM. W. Rappard, Arnold Reymond, D. Lasserre, Louis et Philippe Meylan, E. Reverdin, Paul Meyhoffer, Pierre Bovet, Th. Spoerri, A. Rivier, P. Kohler, F. Gonseth, P. Thévenaz), des pasteurs (MM. W. Cuendet, P. Bonnard), des écrivains (MM. M. Kues, P. Budry, Edmond Gilliard, Ch. Baudouin), des personnalités venant de l'étranger (MM. Egidio Reale, Pierre Hervé, Jean Coutrot, G. Mélas, le Swâmi Siddheswaranânda), d'autres encore, venant de tous les coins de la Suisse romande et même de Suisse allemande. Ces quelques noms marquent assez la diversité des opinions qui se sont affrontées au cours des Entretiens, et il a fallu souvent toute la hauteur de vues de M Miéville pour éviter que ces entretiens ne dégénèrent en polémiques stériles.
Les sujets des entretiens au cours des années, depuis 1936 à ce jour, furent choisis non selon un plan déterminé à l'avance, mais selon l'urgence des problèmes qui se posaient dans la vie du pays, en tous cas à partir de l'année 1939, début de la guerre. Le premier entretien, celui de 1936, était consacré au problème de la culture. Il fallait ce portique, aussi universel que possible, pour bien marquer quel sens il convenait de donner à ces réunions dont nous posions la première pierre. Culture et religion, culture et connaissance, culture et arts, tels étaient les rapports fondamentaux que nous désirions rendre présents à l'esprit et dans lesquels il s'agissait de manifester la liberté de la pensée. Il ne s'agissait pas tant d'arriver à des conclusions précises, mais plutôt d'établir un " climat ", qui devait devenir celui des Entretiens d'Oron, climat dont M. Miéville était le plus pur représentant. Si le premier jour nous eûmes quelque peine à fondre la glace, si caractéristique des relations entre intellectuels en Suisse romande, les jours suivants créèrent une cordialité qui fit que l'on se sépara en se promettant de se retrouver l'année prochaine. Le succès nous parut si évident, que nous ne craignîmes pas, l'urgence des problèmes que posait l'évolution toujours plus rapide du monde politique se faisant pressante, d'intercaler un nouvel Entretien en mai 1937, consacré à la formation civique. En effet, le problème de la culture, la liberté spirituelle que celle ci exigeait, nous parut ne pouvoir prendre tout son sens que si nous la considérions en fonction de la communauté humaine, et nous étions conscients du fossé qui allait s'élargissant entre les conceptions traditionnelles de l'enseignement et de l'éducation d'une part, et d'autre part les conceptions totalitaires qui s'affirmaient dans le monde. Tout notre effort devait tendre à comprendre les causes de cet éloignement et de préciser les valeurs qu'il fallait sauvegarder. A l'attitude bien connue de Vinet s'ajoutait, en opposition à la tendance de l'époque, l'obligation de subordonner la notion de patrie à celle d'humanité. L'école a un grand rôle à jouer dans la formation de l'esprit critique, ce qui veut dire qu'il faut d'abord apprendre à connaître avant de porter un jugement, et donc ne prendre parti pour ce que l'on a reconnu comme universel qu'après avoir situé exactement ce qui est relatif. De plus, il ne faut pas se perdre dans les discussions abstraites, mais relier l'exigence de l'idéal à la connaissance des faits et de l'ordre réels. A l'occasion de l'Entretien de l'automne nous nous occupâmes de nouveau du côté plus particulièrement humain du problème général de la formation. Une introduction nous parla du mythe du moderne et de son danger pour la formation de l'esprit, une autre de la Personne, principe et fin de l'information humaniste et une troisième de la formation esthétique, en particulier dans le cadre de l'école, ce qui avait une petite note révolutionnaire à laquelle nous n'étions guère habitués !
L'année 1938 fit tomber bien des masques et nous sentîmes tous l'approche du danger. Devant la marée montante des totalitarismes, nous choisîmes les sujets des entretiens de cette année de façon à orienter l'attention de nos participants sur les deux attitudes qui dans leur essence étaient opposées aux totalitarismes: le libéralisme et le personnalisme, et sur l'examen théorique et pratique du problème de la tolérance. La tolérance devint rapidement le sujet central de tout l'entretien, et les réflexions qui furent émises à cette occasion montrèrent bien dans quel esprit nous étions réunis, qui était précisément celui qu'incarnait M. Miéville. Nous citons quelques passages de son introduction:
" La tolérance est moins une attitude à l'endroit des idées que plutôt une certaine disposition d'esprit à l'égard des hommes qui les professent... Comme toute manifestation de l'agressivité, l'intolérance trahit une faiblesse. Pour être tolérant, il faut être fort. Mais tout créateur n'est il pas nécessairement intolérant ? Non, car les plus grands créateurs, ceux qui forgèrent le plus puissamment les âmes, ont été tolérants: un Bouddha, un Socrate, un Jésus Christ. La répudiation des moyens de contrainte dans le spirituel paraît être la marque d'un niveau élevé de spiritualité. Elle répond chez les grands créateurs à une intuition profonde: la personnalité spirituelle qu'ils veulent aider à naître ne se forme que par le jeu d'une spontanéité ne recevant point sa loi du dehors...
" Etre tolérant, c'est d'une part savoir distinguer une idée de celui qui la professe, c'est comprendre que l'attitude qu'on doit avoir à l'égard d'une idée fausse est autre chose que l'attitude qu'il convient d'avoir vis à vis d'un homme qu'on juge se tromper, c'est d'autre part savoir ne point s'identifier soi même avec les croyances que l'on a et notamment ne point confondre le besoin de certitude avec l'amour de la vérité... Il y a une conception statique ou dogmatique de la vérité et une conception dynamique ou fonctionnelle. Pour la première, la vérité est une donnée bloc qui se constitue sans aucun concours de la pensée humaine, le seul pouvoir de celui ci étant d'y adhérer ou de n'y point adhérer. Au contraire, la conception fonctionnelle de la vérité voit en toute vérité le produit d'un contact fécond de la pensée humaine avec le réel qu'elle n'aperçoit jamais que sous tel ou tel de ses aspects, et qu'elle cherche à connaître en déterminant quelques unes des relations qui la relient à elle. Cette conception a des conséquences favorables à la tolérance... Il en résulte que la tolérance n'a plus le caractère d'une concession à la malice des hommes, mais elle devient une volonté de collaboration d'autant plus efficace qu'elle s'inspirera d'un sentiment plus réel et plus vif de la solidarité humaine... La conception fonctionnelle de la vérité aboutit à postuler pour tout homme la pleine liberté de penser et de croire sous sa propre responsabilité, mais l'esprit de tolérance qu'elle favorise étant volonté de collaboration et d'entraide, il en résulte que toute manifestation de convictions qui procéderait de la haine et non du désir d'éclairer et d'aider cesse d'être un droit de la personne.
La fin de l'Entretien fut consacré à la confrontation de l'esprit de tolérance avec les exigences de l'ordre public C'était ouvrir le débat sur les limites de la démocratie. Malheureusement le temps fit défaut pour entrer dans le vif du sujet et il fallut se borner à affirmer sa fidélité à la règle du jeu démocratique.
Pour l'Entretien de l'année 1939, nous avions prévu l'étude des conditions et des possibilités de la collaboration sur le terrain national et social. Mais la guerre survint à fin août, la mobilisation générale, et l'Entretien se réduisit à la seule après midi du dimanche, au cours de laquelle M. Miéville, parlant au nom de tous, réaffirma l'idéal de recherche de la vérité que nous avions placé en tête de notre effort et auquel nous resterions fidèles quoi qu'il arrive. Si nous étions politiquement et militairement neutres, nous ne voulions pas l'être moralement. Le destin voulut que l'horreur de la guerre fût épargnée à la Suisse et, sur cet îlot de paix qui subsistait au milieu de l'Europe, nous avions encore le loisir de poursuivre nos recherches. En 1940, nous étions préoccupés par les mesures exceptionnelles prises par les autorités fédérales concernant les pleins pouvoirs, la limitation de la liberté d'expression, et nous nous demandions dans quelle mesure la Suisse pouvait rester malgré tout fidèle à son rôle dans le monde. Adaptation d'une part, résistance d'autre part: où tracer la limite ? Notre Entretien serait consacré au problème que posait le maintien de l'idée fédérative sur le plan international, et à l'exposé de la situation intérieure de la Suisse dans le domaine économique, social et politique. Nous sentions tous que devant le danger, il fallait constituer un front intérieur solide. Aussi le sujet de 1941 reprenait en somme ce même sujet, mais cette fois par rapport aux projets de réorganisation de l'Europe que nous proposaient les belligérants. Cet entretien nous apporta des vues intéressantes sur l'état de l'opinion en Suisse allemande, beaucoup moins flottante que chez nous, et se termina par l'étude d'un projet de fédération des peuples, proposé par le Mouvement populaire suisse pour une Fédération des peuples. La politique prenait toujours plus d'importance et c'est pour réagir contre ce courant, pour retrouver un plan plus généralement humain que nous choisîmes de prendre connaissance, en 1942, du rôle de la poésie en France, dans un de ses aspects les plus actuels, et de relier cette révélation à des réflexions sur l'esthétique métaphysique et les rapports entre la poésie et la connaissance. Malheureusement cet entretien ne put avoir lieu au Château d'Oron; il eut lieu dans la salle communale de Pully, et, si aimable qu'ait été la réception dans cette commune, l'atmosphère n'y était pas, plusieurs participants nous quittèrent pour passer la soirée en ville et nous n'arrivâmes pas à créer cette intimité qui faisait tout le charme et toute la valeur des entretiens au château. Aussi c'est avec joie que nous nous y retrouvâmes en 1943 pour y parler des rapports de notre démocratie avec certains groupes d'intérêt. Il s'agissait de se rendre compte des forces qui sont à l'uvre dans notre pays et qui déterminent en partie sa politique. Nous entendîmes des représentants des grands syndicats ouvriers, de l'Union des Paysans et d'un grand groupe bancaire. Après cet entretien qui fut essentiellement d'information, nous revînmes en 1944 aux problèmes que posaient les projets de réorganisation mondiale proposés par ceux que l'on pouvait déjà prévoir être les vainqueurs. Dans notre invitation, nous justifiions notre choix "car, sans vouloir exagérer notre importance, nous avons des valeurs d'indépendance et de dignité humaine à défendre, notre pays est riche d'une longue expérience historique, nous sommes bien placés pour étudier les erreurs des derniers traités de paix".En 1945, nous élargissions le débat: "L'atrocité même de cette guerre et les instincts féroces qu'elle a déchaînés, ainsi que la préparation d'une paix durable posent des questions psychologiques autant et plus qu'économiques et politiques. Que pensent les psychologues et les psychiatres des explosions d'agressivité collective auxquelles nous avons assisté et que proposent ils qui puisse les prévenir, et canaliser vers d'autres buts que la destruction et la domination les énergies qui s'y manifestent. " Ensuite nous voulions examiner l'organisation de l'0.N.U., qui venait de naître. Par suite de circonstances défavorables, l'Entretien de 1946 dut être décommandé à la dernière minute et son projet fut repris en 1947 avec le titre: " Liberté individuelle et démocratie ". Ce problème d'organisation de la vie collective s'avérait de plus en plus le centre des préoccupations sociales et politiques modernes, et, à Oron, comme ailleurs (aux Rencontres internationales de Genève par exemple), la discussion sur le marxisme, doctrine qui pénètre actuellement dans la conscience de la bourgeoisie, qui s'en défend d'ailleurs, devint l'essentiel de l'entretien. Nous entendimes des exposés développant la solution que proposent les communistes, les socialistes, les membres du groupe Esprit, et les jeunes libéraux. Il ne pouvait s'agir, comme l'auraient voulu certains, de trouver une solution commune à toutes ces tendances. Tel n'a jamais été le but des Entretiens d'Oron. L'eussions nous voulu, le temps eût été tout à fait insuffisant pour ajuster les différentes thèses en présence, à supposer qu'elles soient ajustables. La critique qui qualifie d'inefficaces, et partant de superflus les Entretiens d'Oron, témoigne simplement d'une complète méconnaissance du but que nous poursuivions, et que nous poursuivrons toujours, qui est de créer un " climat " favorable à une recherche commune de la vérité, en laissant à chacun son entière liberté.
Si nous avons tracé le programme complet des Entretiens d'Oron jusqu'à cette année, c'est qu'il montre combien M. Miéville s'est préoccupé des problèmes de l'actualité, et surtout dans quel esprit il l'a fait. Les Entretiens d'Oron sont véritablement le miroir de sa pensée, tolérante et compréhensive, dans l'esprit même qu'il avait défini dans son introduction sur la tolérance, et telle qu'elle s'exprime dans l'invitation à l'Entretien de 1947: " Nous pensons qu'il n'est pas inutile que tes hommes décidés à subordonner tout engagement au seul engagement qui consacre l'authenticité humaine, à l'engagement d'être honnête vis à vis de soi même et de la vérité telle qu'on croit l'apercevoir, confrontent leurs conceptions non pour plaider une cause, mais dans la sincérité d'une conviction qui n'a pas la fatuité de se croire si bien assurée de la vérité qu'elle se refuse à réexaminer ses raisons, si l'occasion s'en présente. Hors de là, toute conviction devient esclavage, hors de là, aucune morale de respect humain n'est concevable." Ces paroles sont de M. Miéville. En effet, si dans les séances où nous discutions les sujets à choisir pour nos entretiens, chacun faisait ses propositions et que je ne puisse pas dire qui a eu la plus grande part dans leur choix, la présentation des sujets aux invités était le fait de M. Miéville lui même, à laquelle nous apportions à peine ici ou là quelques légères retouches. L'on peut bien dire que les Entretiens d'Oron représentent la participation de M. Miéville à la vie spirituelle du pays, en dehors de ses fonctions officielles, et par ce fait même, peut être plus personnelle, mieux en accord avec son esprit. Sa personnalité, au cours de toutes les années des Entretiens d'Oron, a manifesté la présence d'une conscience intellectuelle et humaine de premier ordre dans l'actualité de notre pays. Si parfois les entretiens ont pu paraître trop ardus, trop intellectualisés, trop désincarnés, trop peu efficaces, la faute n'en est pas à l'esprit, mais à la limitation dans le temps qu'imposaient nos faibles ressources, et, il faut bien le dire aussi, à l'incompréhension profonde du sens de ces réunions, même parmi ceux des participants qui se contentaient de faire une brève apparition. Ce qu'il fallait comprendre, c'est qu'en dehors de l'intérêt des sujets traités, il y avait une communion à établir, une méditation à faire en commun, dans un cadre qui avait été choisi pour cela, et qui seule eût pu faire aboutir à des conclusions communes, qui se fussent trouvées être alors l'expression d'une profonde humanité. Ainsi ces Entretiens d'Oron, dont M. Miéville est le guide, restent comme l'espoir d'un foyer qui doit servir à maintenir et à ranimer toujours mieux la flamme de la valeur humaine. Et c'est à M. Miéville que nous en rendons hommage.
René BOVARD.
Extrait de:
Hommage à Henri Miéville, offert par ses amis, collègues et anciens élèves à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire. 5 décembre 1947. Lausanne, Editions La Concorde 1948.
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