Il n'est pas aisé de décrire un homme ou une famille disparus dans la première moitié du siècle. Leur image devient floue quand l'imagination y met son grain de sel ou sa pointe de miel. Il est difficile, dis-je, de se remettre dans l'esprit du temps. Il faut faire appel à la mémoire, alors qu'on est imprégné du présent.
Daniel Gaiffe est devenu un personnage aussi légendaire que la Dame verte pour ceux qui ne l'ont jamais connu. Il était dans son allure et son caractère, une fin de race, une fin de fortune, une fin de siècle. Le genre stéréotypé d'un gradé de l'armée française vieillissant. Un Gaulois trapu, grosse moustache grise frisée au fer, comme celle de Clémenceau ou de Liautey. Ses cheveux en brosse élargissaient son visage éclairé d'un regard doux. Il était invariablement vêtu d'un pantalon «saumur», de bottes en cuir blanc ou encore de bas de sport et d'une veste de chasse. On le voyait déambuler sur les sentiers des bois de la Coulaz ou de l'Erberey, arpenter la campagne. Je ne puis m'empêcher de penser que, en voyant de loin le château de son père et le beau pays qui l'entourait, des rêves de grandeur tournaient dans sa tête. Tout en marchant, il se souvenait de sa jeunesse dorée, de ses études d'ingénieur, de ses séjours périodiques au château, de sa vie au régiment. Il fut capitaine dans le groupe d'armée qui conquit Madagascar, sous le commandement du général Joseph Galliéni (Taxis de la Marne). De Majunga, parmi les marécages et les miasmes, les embuscades, les moustiques et les maladies, il partit avec la célèbre colonne «Marche ou crève» vers les hauts plateaux, sur le chemin de Tananarive. Avec ceux qui avaient supporté ce calvaire, il fut témoin et acteur de l'entrée triomphale dans la capitale et de l'arrestation de la reine Ranavallo III.
Il se voit discutant avec le sultan du Maroc en tant que chargé d'affaires pour le gouvernement français. En signe d'amitié, l'empereur du Maroc lui offrit un sabre magnifiquement décoré, cet objet se trouve encore au château. Il reçut cette arme en remerciement des bons offices concernant l'aide métropolitaine pour la pacification du Rif, afin de remettre à la raison les Rezzous qui pillaient les confins de la frontière algérienne.
Il s'entend délibérer, en compagnie d'un ingénieur zurichois nommé Ilg, sur les détails de la construction du chemin de fer Djibouti-Addis Abéba, reliant la Somalie française à la capitale du Roi des Rois. Il se souvient de sa première visite au Gueby, résidence de Ménélik II, vainqueur des Italiens, envahisseurs d'Adoua. Il se voit, devisant d'homme à homme avec le Négus, et sentant tout à coup contre sa nuque la langue râpeuse et l'haleine fétide d'un vieux lion apprivoisé rôdant en liberté dans le parc. Il se souvient aussi du sourire amusé du souverain qui, soit dit en passant, portait le titre de «Lion de Juda», descendant lointain de la reine de Saba, à la suite de ses galipettes avec le roi Salomon, quelques millénaires auparavant.
Mais voilà qu'un souvenir moins drôle vient tempérer les visions presque euphoriques de son passé : l'engagement de sa fortune dans la construction du métro de Turin. Construction avortée et ..... son avoir en fumée ! Il en fut réduit à solliciter un emploi chez Molitor.
Mais, d'autant que je m'en souvienne, il y avait chez lui une politesse, une gentillesse exempte de paternalisme, et une certaine retenue envers ceux qui l'approchaient. Derrière sa distinction et sa bonhomie, il savait cacher ses peines et son désarroi financier.
Parlons un peu de sa famille. Je me souviens de deux choses : du grand peigne espagnol retenant le volumineux chignon de Madame Gaiffe et de l'énorme chien nommé Prince. Madame Gaiffe était une aquarelliste de talent et de renom. Quelques-unes de ses oeuvres sont au Château, mais la plus grande partie est à Châlons-sur-Saône (musée). Elle et son mari recevaient de temps à autre la visite de personnalités de leur milieu parisien, et même, un jour, le Président de la République française.
D'Adolphe Gaiffe, le père, nous avons la biographie complète
Adolphe Gaiffe était chasseur et pêcheur. Il louait des parcours de rivières pour la pêche : la Petite Glâne, le Flon, sur la commune d'Oron-le-Châtel, et la Broye entre la «Battue» des Bures et le Moulin de Coppet, bief compris. Le dimanche matin, on se rendait au culte en calèche à deux chevaux. Pour le baptême de sa fille, Adolphe fit don des orgues à l'église d'Oron, lesquelles ont avantageusement remplacé le chantre ou les joueurs de hautbois et de cornet de Palézieux. C'est lui qui acquit la bibliothèque du comte Potocki. Adolphe Gaiffe était l'ami de Baudelaire, de Théophile Gautier, de Dumas fils, etc... Les années ont passé, la fortune a fondu, mais le château était encore là pour accueillir les gens de Paris avec leur cuisinier. Les femmes de chambre étaient recrutées sur place.
On connaît aussi Adolphe Gaiffe par les actes passés avec Auguste Bron, notaire et propriétaire des prés avoisinants, dont il était concessionnaire pour les mines. Ces mines qui, à part une, n'ont jamais été ouvertes.
Avec Daniel, le fils, il y a eu l'épopée du chemin de fer Fribourg-Bulle, qui devait passer par Treyvaux et La Roche. Le projet d'un pont suspendu rigide à Pérolles, au-dessus de la Sarine, suscita aussi une abondante correspondance, avec l'Allemagne pour le matériel, l'Angleterre pour les finances, l'Etat et le Grand Conseil de Fribourg pour la politique, et avec l'ingénieur français Arnodin, spécialisé dans la construction de ces fameux ponts. Etait-ce à cause de ses expériences ferroviaires en Abyssinie qu'on fit appel à Daniel Gaiffe ? Il faut dire que le châtelain d'Oron jouissait d'une certaine notoriété. On ne sait pourquoi le rêve Fribourg-Bulle, avec son pont ferroviaire, a capoté. On était en 1912. Et c'est en 1913 que Daniel Gaiffe, imitant son père, fit don des orgues à l'église de Châtillens.
Pendant ce temps, la vie au château s'écoulait plus ou moins paisiblement, pense-t-on, car, à part quelques exceptions, la correspondance privée manque. De temps en temps, un beau jeune homme, lauréat de Conservatoire de musique de Paris, élève de Marguerite Long, venait en vacances au château. C'était, disait-on, le neveu de Madame Alice Gaiffe, née Paquelier.
Le jardinier Jaccard, sa ravissante épouse et leurs rejetons habitaient la loge toute l'année et s'occupaient de la conciergerie. Jaccard était jardinier par vocation. Il s'occupa des jardins en gradins, de la serre adossée au mur de la terrasse, des espaliers taillés selon les règles de ce temps-là. Il planta des arbres fruitiers et en planta d'autres, si l'on consulte les factures du pépiniériste Murisier, de Puidoux, ainsi que celles d'Albert Pittet, de Lausanne, en ce qui concerne les graines de fleurs. La fortune s'amenuisait. Il fallait songer à vendre le château.
En 1936, le château a été acheté par l'Association pour la Conservation du Château d'Oron.
Pour terminer, je vais vous raconter une touchante histoire. On est en 1940 : Daniel Gaiffe est réfugié en zone libre. C'est le temps où le rutabaga (chou-rave) est la base de l'alimentation des Français. Daniel est vieux et désire revoir son château avant de mourir. Il y vient, le parcourt de chambre en chambre, donnant sûrement libre cours à sa nostalgie. Il fut reçu dans une famille proche du château. La maîtresse de maison fit un grand plat de pâtes, au four, avec une couche de fromage un peu plus épaisse que d'habitude. Ça sentait bon, c'était tout doré :
«Chère Madame, m'accorderiez-vous une faveur, je vous prie ? Puis-je écrémer le dessus du plat ? J'ai eu tellement faim durant l'occupation que de voir et sentir l'odeur du fromage, .....c'est comme si je retrouvais un ami !
Robert Kissling
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